Alain Bouaziz – 2013
– Les écarts picturaux de Stéphanie Vialles, lectrice de romans photos –
Stéphanie Vialles est ce qu’on appelle un peintre réaliste.
Son travail, bien que d’un style nuancé, est entièrement concentré sur la représentation d’une réalité qu’elle ne cherche pas à trahir. N’étaient-ce ses sources d’inspirations régulièrement puisées dans les images de romans photos, rien ne la distinguerait d’une copiste. Les agencements ou les découpes séquentielles spécifiques du récit en images, les formats de ses tableaux et les détails qu’elle privilégie, au double sens qu’il peut autant s’agir de figures et de situations que d’un paysage qui les relie en arrière fond, une mesure calculée des contrastes de couleur et de lumière dans un flouté ambiant, en un mot : le confinement esthétique de son style, tout respecte les codes du genre. Sa peinture « c’est des histoires d’amour à l’eau de rose racontées image par image, avec des couleurs flashs et des poses très figées » comme elle dit.
L’inspiration des romans photos apparaît vite cependant comme un prétexte à recomposer conjointement chaque image et ce qui y est mis en scène comme un spectateur déconstruit le film qu’il vient de voir dès la sortie de la salle de projection afin de refaire parler le cinéaste et décoder les jeux des acteurs, voire de réécrire le scénario.
Il s’agit, si je puis dire, de dévoiler les mécanismes de la narration à l’écran, de défaire la trame silencieuse du récit tissé plastiquement. Elle isole en ce sens les vues des textes qui les accompagnent au risque de leur plan séquence particulier, pratique dans la transcription de formes des simplifications et des transgressions visuelles au bout desquelles chaque tableau renvoie au récit du roman photo par le truchement d’impressions textuelles, plastiques et sémantiques. C’est ainsi que certaines œuvres présentent des images apparemment muettes et cependant audibles, que d’autres résonnent de bribes de dialogues par l’entremise de situations caractéristiques. In fine, Stéphanie Vialles donne le sentiment de chercher des images-clés tout comme la peinture de genre, qu’elle soit morale, historique ou allégorique ou purement anecdotique engage symboliquement ses auteurs.
Formes et architectures. Les tableaux, carrés ou rectangulaires, allongés ou verticaux, d’une quinzaine de centimètre ou d’un mettre carré de côté, imposent leur presque riens d’images où l’intimité des thèmes s’abîme dans la discrétion technique et le silence de détails choisis par l’artiste. Pour un peu, on suggèrerait que quelque chose manque ou est caché, qu’au moindre des sujets manque un point final. On ne peut en même temps évoquer ces tableaux comme s’ils étaient des résumés ou des synthèses d’histoires.
L’artiste, sensible à l’abstraction flottante des manipulations plastiques entre détails et ensembles pousse la narrativité de ses peintures à s’apparenter à des formes d’écoutes visuelles, au point que les romans-photos, qu’on sait descriptifs et pauvres en valeurs expressives, s’épandent en résonnances au delà de leur micro-monde.
Parfois, c’est un autre sens qui pointe, au détour d’un effet de matière d’un changement de plan ou d’une découpe allusive. Le sujet règne dans ces détails parlants en quelque sorte dans les peintures, il meuble chaque surface disponible comme un storyboard mobilise les moments cruciaux d’une fiction. L’esthétique générale quelque peu secrète et affleurante de son style convient bien à ces transformations allusives du visuel en résonnances sensibles, elle s’y fond en étant d’autant plus réelle qu’elle est imaginaire. Concentrés sur ces minuscules références naturelles, les tableaux filent les signes de huis clos où se trament furtivement par degrés des riens d’oublis et de retenues que la mise en œuvre rouvre subtilement. Litanies… Il se trouve qu’à l’instar des normes du roman photo, l’artiste reprend par ailleurs inlassablement les mêmes sujets, comprenant ou souhaitant indiquer que pour le lecteur quelque chose d’extrêmement singulier se répète, voire se stéréotype. On songe évidemment à un travail en série, encore qu’il ne s’agit pas ici de simples variations.
Prise par des histoires qui la touchent, Stéphanie Vialles rejoue en fait les situations et les cadrages, les mêmes distances entre les personnages, les silences convenus pour en révéler le contenu formel, autrement dit leur construction sensible.
En plasticienne, elle « surfloute » les silhouettes à des fins plus expressives que descriptives, elle rend l‘emplacement des sujets « surévanescent », elle fige les mouvements des personnages en condensant la furtivité des regards, « surévalue » les rapports d’espace… ; toutes ces opérations qui pourraient passer pour exclusivement techniques contribuent à brosser des portraits exemplaires (voire typés). Elle apporte du coloris comme on farde la réalité pour la rendre imaginable, comme on augmente l’intérêt de films datés, le tout aboutissant à ce que les instantanés photographiques d’origine s’abolissent dans l’esthétisation. En opposant dialectiquement le photographique et la peinture, la méthode de Stéphanie Vialles rend le sens des romans photos diffus plus qu’elle ne résout l’oxymore de leurs histoires singulières confrontées à leurs constructions répétitives.
Découpe et coupures dans le récit. Le travail de Stéphanie Vialles est aussi fait de « cuts », comme les cases des romans photos peuvent être apparentés à des coupures symboliques. Chaque œuvre est construite comme un arrêt sur image plus que sur une image définitive. La reproduction programmée de certains thèmes ou de certaines images fait symboliquement place à leur correspondance avec l’univers personnel du spectateur. Ce qui réunit le roman photo et sa peinture, c’est, semble-il l’expérimentation d’un miroir critique partagé depuis l’irréalisme foncier des images et la fiction qui décrit un contexte. Dans le roman photo, les personnages sont codés, ils posent par principes en vis à vis davantage que personnellement. Si en ce sens les regards priment, au point que les conversations ont davantage lieu par le truchement de bulles, si les attitudes se déclinent en stéréotypes absolus et que chaque scène semble banale au point de ne plus rien incarner, les mêmes effets font cependant songer à des constructions plastiques régulièrement in process tant la fabrique picturale se met formellement en mouvement. Suivant ce fil, l’artiste parle peu de ce qu’elle échafaude, mais dit bien qu’elle « monte du sens (dixit) en recomposant les images sélectionnées. De temps à autre, elle cite un tableau connu, ou elle évoque un courant artistique qui la passionne, suggère la création d’une forme plastique historiquement inédite. Ses réponses à mes questions sur les sources de son art sont émaillées de termes évoquant l’incertitude, le doute, le retrait, mais aussi l’évidence, et dans une apparente sérénité, le réalisme populaire et ordinaire de romans photos qu’elle pratique depuis longtemps. Les histoires d’amour plus ou moins tumultueuses qui y sont contées la touchent. Intimité.
On l’a dit, la pratique de Stéphanie Vialles est autant une invitation à prendre de la distance avec la littéralité des sujets qu’une réévaluation esthétique des images narratives. A la succession des images séquentielles du roman photo, Stéphanie Vialles oppose l’unicité de sujets synthétiques ou la répétition de leurs thèmes récurrents. Les œuvres se suivent en version 1, 2, 3 etc. dans les présentations où l’intime a toujours valeur de centre.
On resonge aux artistes ayant produit par séries, mais cette fois sans distinction particulière d’époques et d’écoles. Partant, la banalité des sujets tombe au profit de leur incarnation dans les variations à partir du même et de la mémoire. On se dit pourquoi pas des mots à la place des images, et justement, certaines peintures de Stéphanie Vialles s’y limitent, l’artiste œuvrant dans la série d’une manière différente. Ce sont des citations puisées dans le corpus des images augmentées. Ces mots parlent à nouveau de l’ensemble, stéréotypent un peu plus les situations et le récit. Le décalage des mots repris et isolés, le contexte symboliquement reconstitué ravive le préconçu des compositions… Aux différences s’oppose toutefois encore la reproduction de l’identique, sauf qu’elle n’est pas absolument identique, les tableaux de mots appartiennent à une tradition picturale autre que celle des peintures figuratives. Les images de mots sont par nature conceptuelles.
Mais une citation est toujours proche, et son faible écart avec un référent fait qu’on retourne vers l’image qui semble lui correspondre avec un regard nouveau, redistancé, réapproché, à l’inverse d’un cut absolu. Chaque œuvre s’individualise dans la nuance, s’éternise dans le fil de son sens. Pour cette exposition… et pour faire suite au travail qu’elle avait présenté en 20051, Stéphanie Vialles a prévu de laisser parler la fiction de ses peintures, elle a choisi de laisser s’exprimer leur apparente fadeur, leur silence calculé, leur aspect d’ébauche, leur simplicité poétique. Elle a choisi de soumettre aux murs leurs harmonies transparentes d’aquarelles, leurs compositions symboliquement réduites, leur naïveté d’apparat. Des phrases ou des mots peints et des peintures sur toiles subtilement réparties établiront des correspondances narratives retenues avec les visiteurs. Un storyboard imaginaire va se constituer sous leurs yeux à partir de la taille et de l’emplacement des tableaux ou à partir de leurs sources avérées, à partir des confidences, des secrets, des intimes confessions dont elle nourrit son travail et qui fait partie du mystère qu’elle peint de cette façon…Stéphanie Vialles ne vise-t-elle pas de faire de sa peinture une métaphore symbolique de la proximité ?
Alain Bouaziz, mars 2013