Entretien MACC – 2007
Entretien de Stéphanie Vialles réalisé par Céline Leturq pour la Macc – Le journal du Petit Chailloux – Fresnes – 2007
1-Quel est votre parcours dans le roman-photo : lectures assidues, curiosités adolescentes, collections d’images, ou simple intérêt visuel pour ce type d’épisodes papier qui ont connu une popularité certaine ?
Je suis tombée sur Nous Deux par hasard, j’en ai trouvé une pile près de mon atelier. J’ai tout de suite pensé à mon arrière-grand-mère qui lisait Nous Deux, elle le lisait dans la courette de son immeuble à un petit groupe de femmes qui ne savaient pas lire. J’imaginais la façon dont elle se réappropriait les scénarios multiples, les fantasmait au besoin, toutes ces histoires d’amour aux intrigues «attendues» mais revisitées par sa voix. C’était troublant de découvrir que Nous Deux existait encore ou même que ça existait tout court. Cette fiction de seconde zone m’offrait d’un coup une réalité et le sentiment que se jouait là un certain désarroi, un dénuement dont les personnages portaient la présence. Ces personnages stéréotypés se chargeaient d’une certaine solitude et projetaient un éclairage inattendu sur le réel.
2-Pourquoi favorisez-vous la technique de la peinture à l’huile pour mettre en place vos modèles ?
La peinture (et en particulier la peinture à l’huile) offre une accroche avec le réel qui est liée à la lenteur même du médium, peindre demande du temps et ce temps permet de prendre toute la mesure de ce qui nous arrive. Je peux travailler sur le long terme par minces couches successives tout en pouvant faire des rectifications à tous moments.
La lenteur produit cet effet d’intensité propre à penser l’image à l’intérieur du matériau peinture.
L’image en tant que telle n’est jamais au bout d’elle-même, si on se concentre on remarque qu’il y a des angles inattendus. Dans la série Côte à côte par exemple j’ai répété plusieurs fois une scène dans différents formats pour montrer combien elle devient insaisissable dès que se met en place l’espace de la fiction. En fin de compte je tente de saisir ce point de fuite par où l’image échappe, se faufile.
3-Vos thèmes : images annonces, images feuilletons, images papiers. Cette platitude : celle des images dérisoires qui sont le lot de tous, qu’on nous donne aussi à voir. Une société qui s’entend à nous unir par des déjà-vu et des produits visuellement reproductibles mais fortement identifiés à telle marque, telle mode, telle prise de vue privilégiée dans les magazines, tel cinéma de bazar. Quelle est votre position parmi ces mises en abyme, que vous nous offrez?
La répétition des scènes et parfois leur recadrage permet de pratiquer des ouvertures dans ce qui se présente d’emblée comme un espace figé, saturé; le baise main, la caresse etc. Ajouté à cela le côté très anecdotique que le roman photo propose jusqu’à l’étouffement, une brèche s’ouvre où parvient à se glisser l’espace propre de la peinture qui est l’espace du regard. Je me suis tout particulièrement intéressée à la vacance de ces images qui malgré elles et peut-être en fin de compte plus que les autres parce que tout y est sur- joué, proposent un “ailleurs”. Le roman photo a quelque chose de décalé et délimite à cause de cela la possibilité d’une autre fiction, d’un espace ouvert sur l’imaginaire. Ma position consiste à trouver des espaces de respirations, ceux qu’on trouve en pratiquant des ouvertures à partir de l’imagerie la plus plate où en les manipulant par des mises en scènes ou des découpages. C’est ça se ménager des espaces.
Plutôt que de rajouter des images aux images, du spectacle au spectacle, j’ai choisi de voir comment on peut vivre les images qui sont déjà là, voir comment on peut habiter son temps, son époque.
4-Pas de peinture savante sans vocabulaire commun. Pas de stéréotype sans basculement. Pas de nécessité sans cadrage. Pas de cinéma sans regardeur. Pas de métaphysique sans fiction. Pas d’éternité sans technique. Nous retrouvons ces allers-retours dans votre travail. En tant que peintre, est-il pour vous indispensable de mettre en action, par des contraintes subtiles, un ensemble de termes opposés ?
Les stéréotypes sont comme des écrans, ils permettent de faire fonctionner le désir dans la mesure où on le re-découpe et où on s’en sert comme un matériau. Vous avez raison de souligner qu’il y a une complexité, un va-et-vient ténu qui met en abyme les deux côtés à la fois, celui du « savant » et celui du « rebus », du déchet.
Ce paradoxe tient lieu pour moi de décrypteur, se tenir dans cette limite oblige finalement à dire autre chose encore, à savoir une fiction dans ce qu’elle perce du réel pour tout un chacun.
Le traitement pictural lui-même est comme une focale qui ne se saisit jamais du point qu’elle poursuit.
5-Ici à la Macc, Marcel Lubac a pris la décision de présenter uniquement les peintures de la série Nous Deux. Quel lien entre ce travail et le reste de votre production ?
La série Nous Deux se rapporte au choix que j’ai fait de travailler à partir d’images « pauvres », elle fait écho à la série des petites annonces immobilières dans laquelle je présentais tout un choix de maisons, du pavillon de banlieue au fantasme de la maison avec piscine dont j’avais retiré et peint en blanc la partie texte de l’annonce. J’ai voulu montrer dans les deux cas comment une fiction opère à partir d’une image.
Dans Nous Deux il y a aussi cet aspect archétypal du geste amoureux stéréotypé, parce que tout y est convenu à l’extrême. A mon avis c’est cet extrême qui est intéressant parce qu’il offre d’emblée une distance à l’objet qui devient du coup transformable ou recyclable comme l’étaient les annonces immobilières. En fin de compte ce sont des matières neutres, un peu brutes, elles n’ont pas de prétention, c’est ce qui les rend saisissables et maniables.
J’ai travaillé pour le roman photo à partir de formats différents qui mettent en scène la même image, j’ai aussi fait certains recadrages comme pour la caresse afin de cerner plus étroitement les multiples attaches qui se nouent entre le réel et la fiction.
Dernièrement j’ai encore pour ainsi dire resserré les choses en peignant simplement des mains, des yeux …
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6-Considérez-vous votre intérêt pour les images qui nous environnent correspondre aux questionnements d’une génération d’artistes ?
La tendance c’est vrai est au non spectaculaire, à l’ «image déchet» qui vient toucher aux préoccupations de l’identité contemporaine. Plusieurs artistes travaillent à partir d’images pauvres, sans classe: J.C Robert ou Elysabeth Peyton mais aussi des plus anciens comme Alex Katz ou Picabia qui m’ont influencés.
Peut-être que ma génération se voit, plus que les autres, prise dans la saturation de l’image et qu’elle ne trouve sa respiration qu’en allant creuser au cœur même de cette asphyxie. Transformer, recycler constamment la matière même de notre monde c’est en élargir la surface, l’affiner jusqu’à la transparence. Le léger flou présent dans mes toiles conduit, je crois, le regard à s’étirer indéfiniment, à s’y fondre, à éprouver l’espace.
7-Nous ne sommes plus dans le contexte du renouveau de la peinture figurative du début des années 80 qui faisait suite à la prédominance en France de la peinture abstraite. De prime abord, ces débats n’ont plus court. La question de l’image pourrait actuellement porter le reste. Ou plutôt comment en sortir, comment amener l’image vers son extérieur et lui rendre cet accès à la peinture qu’on lui aura toujours posé ou imposé ?! Par votre travail, tentez-vous vous-mêmes d’échapper à l’image et pour le même coup, à la fabrication d’un nouveau «faire image» ?
Plutôt que d’ignorer le contexte qui nous entoure à savoir la saturation des images qui tentent de modeler notre regard, il m’a semblé nécessaire de partir d’un vocabulaire de l’image tel qu’il apparaît encore plus saturé dans le cas du roman photo. Du coup au lieu d’être submergé, une distance se fait “naturellement” ne serait-ce parce que les Nous Deux permettent difficilement l’identification mais paradoxalement nous engagent vers le symbolique et la fiction. Le roman photo exacerbe le stéréotype lui-même qui en devient presque salutaire. Il prend en défaut les rouages souvent moins évidents et plus sophistiqués de la plupart des images ou de nos modes de vie.
Travailler à partir de l’image c’est déjà avoir repéré des césures, c’est un début! A partir de là, la peinture est cet élargissement dont je parlais plus haut. Faire que cette brèche soit apparente c’est en sommes le propre de la peinture : rendre visible. La peinture crée des espaces à partir d’une vision mentale préalable qu’il va falloir rendre possible, actualiser. En fin de compte elle est un travail d’adresse.
8-La Macc a déjà exposé des artistes qui traitent de la figure, entre autres récemment Anthony Vérot, il y a une dizaine d’années Jacques Monory ou encore Jean-Olivier Hucleux. Quelle ligne pourrait se dessiner selon vous entre ces pratiques et la vôtre, se référant aux techniques audiovisuelles dans leur rapport à l’image peinte ?
Ce qu’il y a de commun avec tous ces peintres, c’est que nous travaillons sur des images existantes ou, disons, des images qui rappellent des images déjà vues : image de cinéma chez Monory, portrait bourgeois chez Vérot, photos officielles ou d’identité chez Hucleux. Ce qui nous intéresse, il me semble, c’est le travail de l’image : comment elle fonctionne.
Moi par exemple j’essaie de saisir comment une image aussi banale soit-elle, fait signe et nous entraîne hors d’elle-même, comment elle accroche le regard, comment le spectateur s’y projette et investit à son tour l’image.
Dans mes peintures, je tente de cerner à la fois les éléments distinctifs qui font signe comme une couleur rouge, un œil, un vêtement tacheté… et les formes globales facilement appropriables par le spectateur : un fond vague de trois couleurs, un trait où la focale vacille, …
Le spectateur, je pense, est retenu par un détail qui l’entraîne et autour duquel il construit son imaginaire.
C’est peut-être là aussi que je me distingue de peintres comme Monory ou Vérot : eux, il me semble, travaillent plus sur l’image « nette », l’image qui s’impose, l’image qui nous sature, l’image dans laquelle on s’oublie.
Moi, et probablement Hucleux aussi, recherchons la manière dont, en tant que spectateur, on peut habiter une image, y circuler, comment et par quoi elle fait sens, et comment ce sens circule.
9-N’est-il pas une partie de vous-mêmes que l’on retrouve inchangée à travers l’incessant renouvellement des gestes, des expressions, des nuances dans les poses et dans les carnations de vos modèles ?
Ma peinture se tient dans l’oscillation ou la tension entre une dimension personnelle et une dimension impersonnelle.
C’est en insistant patiemment sur ce qui me touche, sur ce qui fait sens pour moi, que j’espère saisir quelque chose qui atteigne tout spectateur, quelque chose de signifiant sur la manière dont chacun peut habiter son époque.
En élaborant à travers toutes mes peintures une perception du monde dans ce qu’elle a de multiple et d’unique, de permanent et de mouvant, j’essaie de rendre à mes toiles leur « autonomie », d’en faire des objets indépendants que tout un chacun peut se réapproprier.
Pour dire les choses autrement, tout œuvre d’art s’adresse toujours à un destinataire, soit un destinataire existant soit un destinataire que l’œuvre doit créer. Comme l’écrit le philosophe Charles Taylor, l’œuvre d’art est toujours prise dans un dialogue. C’est important pour moi d’être dans ce dialogue, dans ce partage. C’est important de présenter quelque chose qui m’est personnel tout en laissant un espace, une respiration dont le spectateur peut se saisir.
Cette tension personnel/impersonnel, c’est ce qui noue le dialogue avec le spectateur.