Interview Bruxelles – Stéphane Bureau – 2004

Interview Stéphanie Vialles suite à l’exposition de l’Ecole du Havre
par Stéphane Bureau
Bruxelles, 2004

 

Vous avez participé à une exposition dernièrement au Havre où vous avez présenté un série de peintures qui représentait des couples enlacés, qui se tenaient la main, etc. le titre de la série, c’était les « Nous-Deux ». Pourquoi ce titre ?

J’ai choisi ce titre tout simplement parce que c’était le titre même du journal qui m’a servi de point de départ, dans lequel j’ai puisé mes images… « Nous-Deus »… C’est une revue contenant des romans-photos. Je ne sais pas si vous voyez ce que c’est un roman-photo : c’est des histoires d’amour, à l’eau de rose… racontées image par image… avec des couleurs très flashs, des poses très figées…

Et qu’est-ce qui vous a intéressé dans ces romans-photos ? Pourquoi avoir choisi ce matériau de départ : vous l’aviez recherché précisément ?

Non : c’est le roman-photo qui m’a donné l’idée de faire cette série de couples… une rencontre de hasard donc… Ce qui s’est passé, c’est que j’ai trouvé un pile de « Nous-Deux » à terre près de mon atelier. Je me suis rappelée que mon arrière grand-mère lisait « Nous-Deux »… Ca m’a interpellée, j’ai voulu voir ce qu’il y avait dedans… Je me suis aperçu qu’il y avait tout un code de couleurs, de gestes figés, de comportements codifiés… Ca fait signe… une sorte de langage pictural qui apparaît au premier abord….

 

Vous avez donc voulu travaillé sur ce langage pictural à travers la série des « Nous-Deux » ?

Oui, ça m’a rappelée une grande partie de l’histoire de la peinture. Dans la peinture religieuse ou chez les primitifs Flamands par exemple, les personnages ont des positions très déterminées, des couleurs très codées. La vierge est toujours en bleu, le méchant en jaune et vert, le bon est toujours à la droite, le lis blanc c’est la virginité, etc. La peinture s’est nourrie pendant des siècles de codes et de sujets « déjà-là ». J’ai voulu reprendre ça, mais là en partant du sujet de l’amour aujourd’hui, à travers les stéréotypes des « Nous-Deux »… Ce qui m’intéressait, c’était de voir comment ces stéréotypes déréalisent complètement le sujet, il n’y a rien de réel dans tous ces personnages, ça devient très plat… et finalement comment cette platitude permet d’ouvrir tout un espace à l’imaginaire… invite à réinvestir l’image… Derrière cette platitude, se jouent tout un tas de sentiments… C’est bizarre, mais de l’extrême codification ressort comme une étrangeté, une réalité apparente qui appelle à la fiction… Ca se prête beaucoup à la peinture tout ça…

 

Beaucoup d’images sont répétées ou très proches, on y retrouve les mêmes personnages, dans des situations proches, voire identiques parfois. Qu’est-ce qui vous a fait choisir une image plutôt qu’une autre ? Justement cette étrangeté dont vous parliez ?

Les images que j’ai prélevées dans le roman photo ont certainement coïncidé avec quelque chose qui pouvait en faire pour moi un sujet pour la peinture. La plupart des histoires à part une ne m’ont rien dit. C’est l’affaire de fragments, un fragment impressionne et il peut être travaillé par la peinture, et par ces propres émotions…

Je me dis que quand les gens lisent « Nous Deux », c’est aussi pour retrouver ou réinvestir à leur manière la réalité de leur propre émotion et des histoires qu’ils rêvent de vivre ou qu’ils ont déjà vécues. C’est ce point où entre en action sa propre histoire, le point d’émotion qui va pouvoir être inséré à ce montage et à ce discours sans réalité que j’ai cherché dans chacune des images.

 

Dans l’exposition, les peintures étaient accrochées « toutes ensembles », réparties sur un seul mur. Qu’est-ce que vous avez voulu rechercher dans cet accrochage ? Quel lien vouliez-vous établir entre les différentes toiles ?

J’ai sélectionné dans les « Nous Deux » les gestes qui me paraissaient les plus significatifs, et je les ai répétés plusieurs fois dans différents formats pour former une impression d’ensemble… En fait, ce qui m’intéressait, c’était le geste. J’ai cerné ma peinture autour de ça : le fond, je l’ai quasi gommé. Il y a par exemple une série où la femme est en rouge et l’homme en gris, et le fond je l’ai peint en blanc pour détacher le geste…. Concentrer le regard sur le geste… Il y a un redécoupage du geste… Il y a une autre série aussi où le fond se limite pareil à trois bandes de couleurs.

Et donc la façon dont je les ai accrochés renforce, je crois, le geste. Toutes les toiles se répondent l’une l’autre… Ce que je voulais qu’on voit, c’était le mouvement. Il y a une chorégraphie presque des gestes… Le fait de répéter des gestes ou des attitudes comme « main dans la main », « baiser », « caresse » etc. va au-delà du geste et des personnages, ce qui est exprimé c’est un ensemble, c’est proche de l’émotion

J’ai l’impression que le geste est le code pur du jeu amoureux que vous avez trouvé dans les « Nous Deux ». Je me trompe ?

Effectivement, je me suis aperçue que les gestes, plus je les répétais, plus ils fonctionnaient comme des signes… presque comme un langage de signes… La peinture, c’est ça aussi, quelque chose qui nous fait signe, qui nous appelle. Je l’ai dit, c’est ce que j’ai ressenti devant ce tas de revues « Nous Deux » près de mon atelier : ils me faisaient signes, m’appelaient, c’était de la peinture en puissance. C’était déjà de la peinture, quelque chose qui vous fait signe, vous embarque. Ca m’a rappelé l’« embarquement à Cythère » de Watteau : c’est un tableau qui est un ensemble de signes et de jeux amoureux. J’ai beaucoup pensé à ce tableau. « Nous Deux », c’est un peu ça, l’« embarquement à Cythère » version contemporaine, dans ma propre version…

Oui, je voulais saisir ça, l’essence du geste, le comprendre. Qu’est-ce que c’est qu’un geste ? Je voulais par exemple insister sur le geste de la caresse : qu’est-ce que c’est qu’une caresse ?… Je voulais saisir la caresse, la comprendre, en la répétant… C’est pas rien une caresse ! J’ai fait toute une série de toiles sur la caresse : je l’ai répétée, recadrée… Pour certaines peintures, on ne voit plus qu’un morceau des vêtements : que la caresse !…

Une caresse, c’est comme la main du peintre sur la toile… Il y a un côté quasi religieux dedans … le mystère de cette chose qu’on sent avant qu’on ne la comprenne… un signe quoi…

 

Est-ce que c’est ça, la tentative de saisir le geste, qui a influencé votre manière de peintre ? Comment vous définiriez d’ailleurs votre manière de peindre.

Dans son ensemble, ma manière de peindre, c’est quelque chose qui semble précis, mais rien n’est vraiment précis. D’abord la touche varie d’une toile à l’autre, par petit décalage… comme si c’était une lecture différente de l’image à chaque fois… Ensuite, elle est toujours incertaine, vacillante… L’image échappe un peu à l’œil, à la perception : on reconnaît, et ça échappe, on la saisit jamais… C’est au spectateur d’habiter complètement l’image… Il n’est pas arrêté par la peinture… Si on prend la femme qui boude, par exemple, et l’homme la main sur son épaule. Qu’est-ce qui se passe ? On peut imaginer tout un tas de chose, je pense. Le rôle de la peinture pour moi est de donner ce pouvoir au spectateur. C’est cette liberté que je veux donner au spectateur par ma manière de peindre. Il est mis en situation lui aussi de décrire à sa façon d’autres histoires qui lui sont propres. Il peut habiter lui aussi la peinture.

 

Pour revenir à ma question, est-ce que les Nous Deux vous ont demandé un manière de peintre particulière ? On sent bien que tout ce travaille sur les signes a dû demander un traitement particulier, non ?

Je pense à quelque chose, à une exposition de Picasso sur les « Ménines »… Il se trouve que j’ai revu dernièrement la série des « Ménines » de Picasso. C’est une série qu’il a fait à la fin de sa vie, lorsqu’il n’avait plus rien à prouver finalement, à partir d’un chef d’œuvre bien connu de Vélasquez. C’est un tableau qu’il connaissait très bien, qu’il avait sûrement vu très souvent, qui faisait partie de son histoire espagnole. Eh bien sur ce tableau, à cause de ce caractère de déjà connu, un peu comme dans le stéréotype, il a pu décliner à l’infini… avec des traitements très différents, et en recadrant sur un seul visage par exemple, l’infante, qu’il a multiplié et peint des dizaines de fois. Il y a ici un phénomène de démultiplication possible parce que ce tableau les « Ménines » est une icône de la peinture, très connue, étudiée dans tous les sens, et qu’il lui redonne en quelque sorte un nouveauté. Il lui donne une autre visibilité, une visibilité plus en phase avec son temps.

Avec les « Nous Deux », c’est pareil. A partir d’images vues et revues… usées… j’ai pu décliné à l’infini les postures, j’ai multiplié, répété avec à chaque fois cette force d’imagination que me laissait l’image pauvre… Ces images dénuées de sens m’offraient la possibilité gigantesque d’une démultiplication : elles engendraient de l’imaginaire et c’est cela que j’ai voulu faire passer au spectateur… cette grandeur qui est le sentiment ou l’idée de liberté.

 

Vous parliez tout à l’heure du rôle de la peinture. Comment voyez-vous aujourd’hui la peinture dans le paysage de l’art contemporain ?

Je dirais qu’être peintre aujourd’hui, ce n’est pas une position confortable, parce que la peinture, il me semble, en France en particulier, n’attire plus autant l’attention des grandes institutions artistiques… en tout cas pas autant que d’autres medium comme la photographie, la video ou les grandes installations… On ne s’interroge plus beaucoup sur ce que peut la peinture… Paradoxalement, c’est ce qui m’intéresse dans la peinture… Il me semble que le fait qu’elle ne soit pas sous les feux de la rampe, lui donne un champ de recherche beaucoup plus libre. Elle n’a pas à suivre la mode de la dernière technologie sortie. Elle est dans une position de non-conformité vis-à-vis d’une certaine contemporanéité où elle peut tout se permettre. La diversité des peintres et de leur peinture aujourd’hui témoigne, il me semble, de cette liberté… témoigne de la peinture comme lieu de recherche.

 

Oui mais on pourrait définir tout l’art comme « lieu de recherche », qu’est-ce qui ferait de la peinture un lieu de recherche spécifique ?

Disons que l’artiste qui fait de la vidéo ou des performances par exemple, il part déjà d’un medium récent… il doit quant même produire quelque chose de neuf avec ça. Le risque, pour lui, l’échec, c’est justement de se faire dépasser par ce medium, de produire, sans s’en percevoir, quelque chose qui a déjà été fait il y a 30 ou 40 ans. Utiliser un medium contemporain ne veut pas dire qu’on va produire une œuvre en phase avec l’art de son époque… Alors le peintre, lui, c’est exactement l’inverse, il part de la peinture, la peinture ça existe depuis des siècles, c’est un champ où se sont déjà passées de nombreuses batailles, et il doit être contemporain avec ça. C’est très rigoureux la peinture aujourd’hui, il faut constamment s’accrocher au présent, se battre avec cette question de la contemporanéité… C’est très rigoureux, on porte toujours la question de l’art et de la modernité avec soi, il faut s’immerger dans le temps, dans son temps, savoir où on est, où je suis par rapport au reste… Ca prend beaucoup de temps. Peindre, ça prend du temps.

 

Comment ressentez-vous d’ailleurs ce poids de l’histoire de l’art… Je veux dire, comme vous venez de le dire, que la peinture, elle a un passé très long avec lequel il faut composer, qu’il faut dépasser. Comment ça se passe ?

Oui, la peinture aujourd’hui suppose d’avoir assimilé un certain nombre de ruptures quant à l’histoire même de la peinture, et, je crois, d’avoir au bout retrouvé une simplicité première. Cela a tout un tas de conséquence…

Quand je peignais les « Nous Deux » par exemple, j’ai beaucoup pensé à mon arrière grand-mère, émigrée espagnole qui avait appris à lire en venant en France. Elle achetait les « Nous Deux » et les lisait à ses voisines qui, elles, ne savaient pas lire. Moi, trois générations après, en peignant les « Nous Deux », je fais finalement la même chose… Je veux dire par là que la peinture elle a à voir avec cette question de la lisibilité. Une peinture, elle a un effet plus immédiat sur le spectateur, même si celui-ci ne connaît rien, il reste que la peinture est immédiatement lisible, elle ne suppose pas d’avoir une connaissance totale de l’art contemporain. C’est une qualité indéniable : elle se fond avec la matière du réel. Elle est capable d’une certaine présence, d’une intensité nouvelle. C’est très important, parce qu’elle est donc capable de faire un lien nouveau avec le public. C’est un privilège qu’elle a et qui a une longue histoire. C’est très important. J’ai remarqué que beaucoup de peintres aujourd’hui, pas seulement moi, partait de matériau pauvre comme les annonces immobilières ou les nous Deux, je pense à Christophe Robert ou Carole Benzaken par exemple. Je crois que eux aussi c’est pour renforcer cette lisibilité de la peinture.

 

Vous pourriez me parler de cette « présence » et de cette « intensité de la peinture » sous-jacente à sa lisibilité.

C’est quelque chose de très près de la lenteur de la peinture dont je parlais tout à l’heure. La peinture, à cause de la lenteur qu’elle suppose, est au cœur d’une question très contemporaine : se donner du temps… du temps pour regarder, pour penser… A une époque où tout se déploie à grande vitesse, submergée par des flots d’images et d’informations vides de sens, la lenteur est devenue un luxe…une sensation intense… La peinture elle est exactement là : elle condense le regard, elle est capable de retourner les choses, de les mettre à nue, de mettre à nue les images. C’est-à-dire au final de donner du sens là où il me semble qu’il se vide.